À propos de ce projet
Gaz lacrymogène et torture ou autres mauvais traitements
Les experts juridiques s’accordent de plus en plus pour dire que certaines utilisations du gaz lacrymogène s’apparentent à de la torture et d’autres mauvais traitements. Le droit international définit la torture comme le fait d’infliger volontairement une douleur ou une souffrance intense. Pour qu’un acte constitue de la torture, la douleur ou la souffrance doit être infligée avec l’intention d’obtenir des informations ou des aveux, ou à des fins de sanction, et l’acte doit être perpétré par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou avec son consentement (Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants). Amnesty International a recueilli des informations sur de nombreux cas de douleurs ou souffrances intenses infligées par l’usage de gaz lacrymogène, comme de graves brûlures, des asphyxies et des problèmes respiratoires à long terme, ainsi que des cas dans lesquels le gaz lacrymogène était clairement utilisé à des fins punitives. Forts de ce constat, nous concluons que dans ces cas, l’emploi de gaz lacrymogène constitue un acte de torture au titre du droit international.
Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants, affirme que si des armes à létalité réduite, comme le gaz lacrymogène, sont utilisées « délibérément et intentionnellement pour infliger une douleur ou une souffrance à une personne impuissante », par exemple si du gaz lacrymogène est tiré directement sur une personne ou est utilisé dans des espaces confinés, il s’agit d’un acte de torture ou de mauvais traitements.
Le droit international impose spécifiquement aux États d’empêcher la torture et les autres mauvais traitements, de mener des enquêtes lorsque de tels actes sont commis, d’ériger en infraction la complicité dans de telles activités et d’accorder des réparations aux victimes. Il est de plus en plus reconnu que cela inclut la prohibition du commerce de certains équipements, comme le gaz lacrymogène, lorsqu’il existe un risque qu’ils soient utilisés pour infliger des actes de torture et d’autres mauvais traitements.
La réglementation du commerce du gaz lacrymogène
Bien que le gaz lacrymogène soit largement utilisé de façon abusive, il n’existe pas de réglementation au niveau international sur le commerce des agents de lutte antiémeute, comme le gaz lacrymogène. Les États appliquent différentes normes et, dans certains États, le commerce reste très peu réglementé. Rares sont les États qui rendent publiques des informations sur les destinataires de leurs exportations de gaz lacrymogène et sur les quantités exportées, ce qui empêche la société civile de contrôler la situation.
Depuis plus de 20 ans, Amnesty International, en collaboration étroite avec la Fondation de recherche Omega, mène campagne pour que la fabrication, l’utilisation et le commerce du gaz lacrymogène et des autres types d’armes à létalité réduite soient mieux contrôlés. Grâce à ce travail de campagne, l’ONU et des organes régionaux tels que l’Union européenne (UE) et le Conseil de l’Europe ont reconnu la nécessité de réglementer les exportations d’armes à létalité réduite.
L’une des possibles voies vers un instrument international contraignant qui régirait le commerce du gaz lacrymogène passe par l’Alliance pour un commerce sans torture, créée récemment.
Le 18 septembre 2017, l’UE, l’Argentine et la Mongolie ont lancé l’Alliance pour un commerce sans torture, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU réunie à New York. À ce jour, 60 États de toutes les régions du monde l’ont rejointe et les Nations unies se sont engagées à examiner la faisabilité et le champ d’application de normes internationales communes dans ce domaine. Amnesty International fait campagne en faveur de l’intégration des agents de lutte antiémeute, notamment le gaz lacrymogène, dans tout cadre réglementaire international.
Méthodologie du projet Gaz lacrymogène
À partir de 2018, Amnesty International a commencé à recenser des vidéos de cas actuels et passés d’utilisation abusive de gaz lacrymogène dans le monde. Des experts de la vérification vidéo travaillant avec le Laboratoire du programme Réaction aux crises, avec l’aide du Service de vérification numérique rattaché au Centre des droits humains de l’université d’Essex, au Centre pour la gouvernance et les droits humains de l’université de Cambridge, au Centre des droits humains de l’université de Berkeley, au Programme droit international relatif aux droits humains de l’université de Toronto et au Centre des droits humains de l’université de Pretoria, ont vérifié près de 500 vidéos et mis en lumière, pour cette plateforme, presque 80 cas, dans 22 pays et territoires, dans lesquels du gaz lacrymogène a été utilisé de manière abusive, et ont confirmé la date, le lieu et l’authenticité des vidéos. Les équipes ont classé ces vidéos en cinq types différents d’usage abusif : contre des manifestations pacifiques, contre des personnes vulnérables, dans des espaces confinés, en quantité excessive et en tir direct sur des personnes. Ces catégories ont été établies en partie sur la base du document des Nations unies intitulé United Nations Human Rights Guidance on Less Lethal Weapons in Law Enforcement.
En partenariat avec la Fondation de recherche Omega, experte de l’identification des armes, Amnesty a analysé plusieurs grenades lacrymogènes et lanceurs qui apparaissaient dans les vidéos vérifiées, afin d’identifier les entreprises fournissant ces armes. Amnesty International a ensuite contacté ces entreprises pour leur demander des informations sur leurs politiques de diligence requise et leurs procédures de lutte contre les possibles conséquences pour les droits humains qu’implique l’exportation de leurs produits et services.
Amnesty International a également travaillé avec SITU Research sur une reconstitution virtuelle du fonctionnement d’une grenade lacrymogène. La vidéo présente des simulations de l’utilisation d’une grenade lacrymogène comme projectile, particulièrement lorsqu’elle est tirée sur des personnes, et montre comment le gaz se disperse lorsqu’il est utilisé de manière excessive ou dans un espace confiné. Ces visualisations permettent une compréhension plus complète des raisons pour lesquelles des grenades lacrymogènes ont provoqué tant de blessures et de morts.
Quelques notes sur les méthodes :
Éléments issus des médias
Amnesty International a utilisé des techniques de recherche fondées sur des données en consultation libre pour obtenir et vérifier toutes les ressources présentées sur cette plateforme De nombreuses vidéos sont issues de plateformes de réseaux sociaux, parmi lesquelles Instagram, Facebook, YouTube et Twitter. Lorsque cela était nécessaire, les vidéos ont été éditées pour protéger l’identité des personnes impliquées. Lorsque cela était possible, nous avons recueilli de manière indépendante les déclarations de témoins et de manifestant·e·s qui étaient présents lors des événements présentés. Plusieurs de ces témoignages ont été anonymisés afin de protéger l’identité des témoins.
Recherches
Les informations présentées sur cette plateforme ont été recueillies par des recherches indépendantes et des entretiens avec des experts de la toxicologie et de la santé. Les informations sur les substances chimiques évoquées dans la partie « Quels sont les composants ? » de la plateforme sont principalement tirées d’informations du National Center for Biotechnology Information. Les informations sur les conséquences pour la santé présentées dans la partie « Conséquences pour la santé » de la plateforme ont été principalement obtenues du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies et de Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits humains).
Entretiens
Amnesty International a contacté plusieurs experts du domaine pour mener des entretiens sur différents aspects du gaz lacrymogène. Les entretiens ont été menés en personne et à distance. Parmi les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus figurent :
Rohini Haar, médecin urgentiste et chercheuse à l’université de Berkeley
Rohini Haar est médecin urgentiste et dispose de compétences dans les domaines de la santé publique et des droits humains. Elle axe son travail sur la protection des droits humains en période de crise humanitaire complexe et de conflit. Elle s’intéresse particulièrement à la protection de la santé des professionnels de la santé et des services de santé. Elle est chercheuse associée au Centre des droits humains de la faculté de droit de l’université de Berkeley et travaille au centre médical Kaiser Medical Center à Oakland, en Californie. Rohini Haar est titulaire d’un doctorat en médecine de la Pritzker School of Medicine de l’université de Chicago et d’un diplôme de master en santé publique de la Mailman School of Public Health de l’université de Columbia.
Graham Dossett, expert des opérations de maintien de l’ordre, Centre des droits humains de l’université d’Essex
Graham Dossett a été policier au Royaume-Uni pendant 30 ans et était commissaire quand il a pris sa retraite. Depuis son départ des forces de police, Graham Dossett a obtenu un diplôme de master en droit international relatif aux droits humains au Centre des droits humains de l’université d’Essex. Graham Dossett est titulaire d’un diplôme de licence en politiques et administration et est un collaborateur du Chartered Institute of Personnel and Development (CIPD). Il est actuellement consultant indépendant dans le domaine du maintien de l’ordre et des droits humains. Il est chargé de cours invité au Centre des droits humains de l’université d’Essex.
Tara von Ho, experte de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains, université d’Essex
Tara von Ho a rejoint la faculté de droit et le centre des droits humains en janvier 2018. Elle axe principalement son travail de recherche sur la responsabilité des entreprises en matière de droits humains, le droit relatif aux investissements et aux droits humains, les droits économiques, sociaux et culturels, et la justice de transition. Elle est coprésidente de la Global Business and Human Rights Scholars Association et fait partie du comité de rédaction du Business and Human Rights Journal. Tara von Ho est l’une des dirigeantes du projet Essex Business and Human Rights, dans le cadre duquel elle conseille des États, des organisations intergouvernementales, des organisations non gouvernementales et des entreprises sur des questions d’activités commerciales, d’investissement et de droits humains. Tara von Ho a étudié le droit à l’université de Cincinnati et est titulaire d’un diplôme de troisième cycle en droit international relatif aux droits humains et d’un doctorat de l’université d’Essex.
Anna Feigenbaum, professeure de communication et médias numériques, université de Bournemouth
Anna Feigenbaum est professeure de communication et médias numériques à l’université de Bournemouth. Avant de rejoindre le département Journalisme, anglais et communication, elle a été chargée de cours de Médias et politique à l’université de Boston de 2013 à 2015. Avant cela, Anna Feigenbaum avait enseigné à Richmond, à l’université américaine de Londres et avait été professeure invitée au Rutgers University Center for Historical Research, à la London School of Economics and Political Science et à l’Institut pour la recherche historique de l’université de Londres. Elle a obtenu un doctorat en communication de l’université McGill en 2008. Les recherches doctorales d’Anna Feigenbaum sur la communication et la créativité au Camp de femmes pour la paix ont été soutenues par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et le Beaverbrook Fund de l’université McGill.
Ara Marcen Naval, ancienne directrice adjointe du programme Contrôle des armes et droits humains, à Amnesty International
Ara Marcen Naval dirige actuellement le plaidoyer mondial au sein du programme Défense et sécurité de Transparency International, et travaille en vue de mettre en lumière les liens entre la corruption, le conflit et l’insécurité. Ara Marcen Naval est une spécialiste des droits humains qui a précédemment été directrice adjointe du programme Thématiques mondiales à Amnesty International, où elle a dirigé le travail mondial recherche, de campagne et de plaidoyer de l’organisation sur des questions telles que le commerce des armes, le commerce de la torture, les armes de maintien de l’ordre, l’utilisation d’armes inhumaines dans le monde, ainsi que d’autres questions liées au désarmement. Pendant plus de 20 ans de travail sur l’élaboration des politiques et le plaidoyer, elle a travaillé sur différentes questions de contrôle des armes, notamment le Traité sur le commerce des armes, et a joué un rôle central dans la campagne mondiale en vue d’obtenir l’adoption du Traité sur le commerce des armes en 2013, qui est entré en vigueur en décembre 2014, et en faveur du texte sur le commerce de la torture qui est actuellement débattu à l’ONU. Ara Marcen Naval est titulaire d’un diplôme de troisième cycle en droit et d’un diplôme de master en droit et politiques de l’Union européenne et a suivi un grand nombre de cours spécialisés dans les droits humains et le droit international humanitaire.
Entreprises
Amnesty International a contacté les sept entreprises suivantes, dont les produits apparaissent sur le site Internet : Condor Non-Lethal Technologies, Cavim, DJI, Falken, PepperBall, The Safariland Group et Tippmann Sports LLC. Ces entreprises fabriquent du gaz lacrymogène et les lanceurs associés et, dans un cas (DJI), des drones qui ne sont pas conçus spécifiquement pour lancer du gaz lacrymogène. Amnesty International leur a présenté les informations sur les événements que l’organisation a utilisés pour son analyse sur leurs produits et leur a posé des questions sur leurs politiques et procédures de diligence requise en matière de droits humains.
Deux entreprises, DJI et Tippmann Sports LLC, ont fourni des réponses détaillées. Un porte-parole de DJI a répondu : « DJI fabrique des produits destinés à un usage pacifique et nous déplorons tout usage de nos produits causant des dommages... Cependant, nos produits sont en vente libre sur différents marchés et nous ne pouvons pas contrôler leur utilisation et nous ne surveillons pas l’utilisation qu’en font nos clients, car cela constituerait une violation de notre politique de protection des données de nos clients. »
Tippmann Sports LLC a donné la réponse détaillée suivante : « Tippmann soutient fermement la promotion des droits humains dans le monde... Nous ne pouvons malheureusement pas faire de commentaire sur l’usage de notre produit dans la vidéo à laquelle vous faites référence, car ni Tippmann ni ses employés ne sont impliqués dans cet événement... Nous respectons les politiques d’interdiction rigoureuses fixées par le gouvernement des États-Unis et comptons sur le gouvernement pour déterminer l’aptitude des États à recevoir ces produits à létalité réduite... Tippmann ne peut pas surveiller l’usage qui est fait de ses produits sur le terrain et ne rassemble donc pas de données sur les blessures et morts provoquées par ses équipements. »
Qu’est-ce qu’Amnesty International ?
Lauréate du prix Nobel de la paix, Amnesty International est un mouvement mondial réunissant plus de sept millions de personnes qui agissent pour que les droits fondamentaux de chaque individu soient respectés. L’organisation enquête sur les atteintes aux droits humains commises et les dénonce, informe et mobilise l’opinion publique et mène des actions pour protéger les personnes partout où sont niées la justice, la liberté, la vérité et la dignité.
Qu’est-ce que SITU Research ?
SITU Research est un cabinet d’enquêtes visuelles qui élabore de nouvelles formes de comptes rendus pour élaguer le superflu des informations numériques et mettre en avant la vérité. Les travaux de SITU sont utilisés dans des contextes juridiques, de plaidoyer et de journalisme.
Qu’est-ce que la Fondation de recherche Omega ?
La Fondation de recherche Omega est une organisation indépendante de recherche basée au Royaume-Uni qui effectue des travaux de recherche rigoureux, objectifs et fondés sur des éléments concrets dans le domaine de la fabrication, du commerce et de l’usage des technologies militaires, de sécurité et de police (MSP).
Note sur la protection contre le traumatisme secondaire
La surveillance des atteintes aux droits humains est traumatisante, et tant Amnesty International que SITU Research ont pris des mesures pour protéger le bien-être des équipes de recherche pendant ce projet.
Suivant des conseils et des lignes de conduite d’organisations telles que DART Centre, First Draft News, le Laboratoire de preuves recueillies par les citoyens (Citizen Evidence Lab) d’Amnesty International et Human Rights Resilience Project, nous avons œuvré à veiller à ce que les contenus les plus violents ne soient visionnés que par les personnes qui devaient obligatoirement les voir, à ce que tous les membres des équipes de recherche bénéficient du soutien nécessaire et à mettre en place une atmosphère qui permettait à chaque membre de l’équipe de partager ses expériences.
Il est indispensable de tenir compte du potentiel impact traumatisant de toute enquête analysant des violations du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire, que ces enquêtes soient menées sur le terrain ou à distance par un travail de recherche, et des mesures doivent être prises pour veiller à ce que les structures de soutien nécessaires soient mises en place.
Crédits photo :
Photo de la section « Quelles sont les utilisations abusives ? » par Jeremy Bishop sur Unsplash